• Le site de la pauvreté interieure

    mercredi, novembre 23, 2005

     

    Antoine II

    Nous ne sommes plus qu’à quelques jours de Noël. Rose m’a envoyé une lettre et un colis avec un pull qu’elle a tricoté. Elle, qui en principe ne tricote pas. Ça me fait chaud au cœur de savoir qu’elle pense à moi, je porte le pull comme je porterai un fétiche, plus par sentimentalité que pour la chaleur qu’il me procure. C’est étrange comme on s’accroche à des choses banales dans des moments pareils.

    J’ai donné l’encre qu’il me restait à Michel, mais Michel est mort la semaine passée. De toute façon, le papier est trop humide pour pouvoir écrire dessus. Je ne pourrai donc pas répondre à Rose pour lui dire que je ne vais pas trop mal, enfin mieux que beaucoup de mes camarades.

    Ça fait maintenant 2 mois que je me suis mis à fumer, mais le sergent dit que la nuit c’est dangereux, qu’il ne faut pas. Je ne sais pas si ça a un rapport, mais j’ai perdu 2 dents depuis que je suis ici, je pense que d’autres vont suivre. Je ne me plains pas, beaucoup ont perdu bien plus que quelques dents.

    Demain c’est le réveillon Noël, du moins c’est ce qu’on nous a dit, parce que je n’ai plus de point de repère. Tout ce que je sais, c’est qu’il fait froid et humide, c’est que les nuits sont plus longues que les jours, c’est qu’il vaut mieux tuer que d’être tué. Je ne sais pas combien ils sont en face, tous les jours on les tue, tous les jours ils sont là à nous tirer dessus aussi.

    Une excitation commence à envahir tout le monde ici, ce soir c’est Noël. Le sergent dit que ce soir il n’y aura pas de mission, il dit que même les boches ils fêtent Noël. J’aimerais le croire, mais pourquoi est-ce qu’ils n’attaqueraient pas ce soir pendant qu’on réveillonne ? Il paraît que ce soir, nous aurons un potage chaud en entrée avec des légumes frais dedans et du vin, si seulement ça pouvait être vrai.

    Il fait nuit, nous commençons tous notre soupe quand l’alerte est donnée. Des boches sortent de leur tranchée, le plus étrange est qu’ils ne semblent pas armés. On les tient en joue, mais le sergent nous dit de ne pas tirer sans son ordre. Je ne comprends pas pourquoi, c’est pourtant l’occasion d’en tuer plein et de rentrer plus vite chez nous. On attend alors qu’ils s’approchent de nous, je me demande ce qu’il leur prend. Ils sont à portée de voix, je ne comprends rien. Le sergent dit que l’on peut ranger les fusils, on se regarde tous, surpris. Ils ont des bouteilles dans les mains. Le sergent dit qu’on peut aller à leur rencontre avec notre vin. Je n’ai pas envie d’y aller, ils ont tué mes amis et j’ai peut-être tué les leurs. C’est Ferdinand le premier à sortir, il s’approche d’eux alors qu’on est tous tendus. Les boches lui tendent une bouteille, il boit au goulot. Une idée me glace le sang, et si c’était du poison ? Ferdinand a l’air d’aimer, il donne son vin à un allemand qui le sent longuement avant de le boire. Tous les deux commencent à échanger un sourire. D’autres de mes camarades sortent du trou boueux qui nous sert de gîte pour se diriger vers l’ennemi, j’hésite encore. Je suis parmi les derniers à sortir à leur rencontre, je bois dans une de leurs bouteilles, c’est fort, ça réchauffe. Mon copain Antoine, qui a le même prénom que moi, me dit que c’est du schnaps.

    Ils sont comme nous, ils ont froid, ils sont trempés, ils ont des cernes, ils semblent épuisés et tristes.

    Demain, ça va être encore plus dur de recommencer à les tuer, j’espère qu’ils pensent comme moi. Mais si nous voulons tous rentrer chez nous, nous n’allons pas avoir le choix.




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